L’intelligence artificielle au cœur de la révolution judiciaire

C’est dans le cadre du Conseil de justice économique de la cour d’appel de Paris que l’idée a germé : faire essayer à des magistrats plusieurs applications d’intelligence artificielle juridique existantes sur le marché. Après des premiers échanges avec la Direction générale des Entreprises, puis grâce à l’appui de la Chancellerie et tout particulièrement du secrétariat général et de la mission stratégique sur l’IA et la justice confiée à Haffide Boulakras, six outils ont été sélectionnés. Quatre juges, issus de différents pôles, ont été sollicités pour les mettre à l’épreuve sur leurs dossiers du quotidien. Une démarche rare et unanimement saluée : « C’est la première fois qu’on nous demande en amont notre avis sur les outils que l’on pourrait utiliser » s’enthousiasme Gwenaëlle LEDOIGT.
Des outils bluffant pour la recherche juridique
Dès le début de l’entretien, tous s’accordent pour reconnaitre qu’en matière de recherche documentaire, l’intelligence artificielle bouleverse les habitudes. Là où, traditionnellement, il fallait explorer laborieusement différents fonds documentaires, parfois peu ergonomiques, l’IA propose une réponse rapide, hiérarchisée, avec renvois vers les sources. « On tape une question en langage naturel, et la machine restitue une synthèse doctrinale et jurisprudentielle sourcée », détaille Marie-Catherine GAFFINEL.
Ce gain de temps, notamment sur des matières inconnues, a été jugé « extraordinaire » même si l'exactitude n'est pas toujours au rendez-vous car certains outils confondent encore des articles de lois ou génèrent des références erronées, nommées « hallucinations ». Ce sont des erreurs factuelles où la machine associe des textes sans véritable compréhension juridique qui nécessitent une vigilance accrue de l’utilisateur.
Un gain de temps pour l’analyse des documents
Marie-Catherine GAFFINEL poursuit en ajoutant qu’au-delà de la recherche, la plupart des outils testés permettent d’analyser des pièces de procédure, d’identifier les références juridiques, ou encore de résumer des conclusions d’avocats. « Par exemple », explique-t-elle, « on dépose un document anonymisé, et les articles de lois, arrêts ou éléments de doctrine sont automatiquement détectés et mis en surbrillance, avec un accès direct à la source ».
Ainsi, cette fonction d’analyse est jugée performante, même si encore inégale selon les contentieux. Et si l’outil ne remplace l'interprétation humaine, il soulage la charge cognitive : un « assistant » pour mieux organiser l’information. Avec la nécessité, néanmoins, de suivre une formation aux logiques probabilistes des IA et à la formulation des requêtes, condition indispensable à une utilisation efficace.
Des capacités de synthèse et une aide à la rédaction prometteuse, mais sous contrôle
Au-delà de l’analyse de document, ces IA peuvent rédiger des synthèses et certaines sont aussi capables de générer un projet de motivation, à partir d’un sens de décision donné. « En droit de la famille, j’ai demandé à l’IA de résumer la procédure et les demandes à partir de plusieurs pièces : le résultat était exploitable, parfois perfectible, mais extrêmement utile pour démarrer le travail », confie Florence HERMITE. Elle ajoute avoir apprécié la fonction d’aide à la rédaction : « J’ai indiqué à l’IA le sens de ma décision et listé les pièces au soutien de cette orientation. L’IA m’a fourni trois paragraphes qui étaient une excellente base de départ ; je les ai largement remaniés, mais cela m’a aidé à franchir le cap de la page blanche pour cette motivation délicate ».
Cependant, il faut admettre qu’il ne s’agit que d’un outil et que « pour les décisions complexes, l’intervention humaine reste indispensable, ne serait-ce que parce qu’aucun outil ne maitrise (en tout cas à ce jour) nos critères de décision, en particulier dans des domaines comme le droit de famille où les faits sont cruciaux ». Pour des contentieux simples, en revanche, l’IA pourrait, dans un avenir proche, produire des décisions quasiment complètes, prêtes à être revues. « On peut imaginer un usage généralisé pour les procédures automatisées ou les ordonnances sur pièces, avec un magistrat en supervision », avance-t-elle. Un gain de productivité potentiellement décisif à l’heure où les juridictions sont sous tension chronique, mais qui pose des enjeux éthiques.
Des enjeux éthiques et pratiques au cœur du débat
Antoine MEISSONNIER, chargé de mission pour le numérique à la cour d’appel de Paris, intervient pour rappeler que ce test a mis en lumière des défis majeurs. D’abord, celui de la protection des données : impossible, à ce stade, d’alimenter les IA proposés par des entreprises privées avec des dossiers réels sans garanties de confidentialité. Ensuite, la dépendance technologique : « L’IA peut devenir un réflexe de facilité et nous rendre dépendant à des outils que nous ne maîtrisons pas ». Enfin, se pose la question du cadre éthique : « Le règlement européen sur l’IA adopté le 13 juin 2024, dont la majorité des mesures entreront en vigueur entre août 2025 et août 2026, imposera un cadre de régulation aux systèmes utilisés dans le champ judiciaire. Mais cela n’évacuera pas la question déontologique des limites à fixer à l’usage de l’IA ». Sans oublier le sujet de la sobriété énergétique car l’entraînement des grands modèles de langage, comme ceux utilisés par ces outils, consomme des quantités considérables d’énergie.
L’expérimentation invite donc à une réflexion sur les usages. « C'est si pratique qu’on peut être tenté de l’interroger pour tout, même pour des questions banales. Il faut rester vigilants », met en garde Gwenaëlle LEDOIGT. Les magistrats s’accordent également à souligner l’importance de ne pas laisser les outils d’IA dicter ce que la cour attend d’un arrêt, notamment en matière de motivations. La poursuite des réflexions entre les juges sur ce sujet est primordiale en cas d’adoption de ces outils. À terme, le déploiement d’IA judiciaires sur des serveurs souverains, sécurisés et raisonnés, comme le font déjà certains cabinets d’avocats, pourrait concilier efficacité et responsabilité.
Une transformation inévitable du métier de magistrat
L’ensemble des magistrates interrogées soulignent que cette mutation ne doit pas être subie, mais pensée car l’IA ne remplacera pas les juges, mais transformera en profondeur les usages et l’organisation du travail judiciaire. Elle oblige à reconsidérer les rôles, les formations, l’encadrement des assistants et stagiaires, ainsi que les rapports avec les avocats, eux-mêmes déjà dotés d’outils avancés. Enfin, elle appelle à des investissements publics, à une politique volontariste du ministère, et à une vigilance sur les cadres éthiques pour que les juridictions aient accès à des outils sécurisés, adaptés, et que la formation suive. « Laisser la justice de côté pendant que les autres avancent serait une erreur majeure », conclut Marie-Catherine GAFFINEL.