Compte rendu du colloque sur la Justice prédictive : évolution, révolution ?

23 mai 2017
22/10/2018 - mise à jour : 22/10/2018
colloque sur la Justice prédictive

 Propos introductifs

 Première table ronde - Justice prédictive : évolution ?

Deuxième table ronde - Justice prédictive : révolution ?

 Synthèse

Propos introductifs

Chantal ARENS
Première présidente de la cour d'appel de Paris

Chantal Arens, première présidente de la cour d'appel de Paris, à l'origine de cet événement, a ouvert l'après-midi en soulignant l'intérêt que constitue pour la communauté des juristes une réflexion partagée sur la justice prédictive. Après avoir présenté les intervenants pour les deux tables rondes : « justice prédictive, évolution » et « justice prédictive, révolution ? », elle a proposé de s'interroger sur ce que recouvre aujourd'hui la notion de justice prédictive et invité chacun, intervenants et participants, à aborder, sans tabou, les questions qui se posent qu'elles soient pratiques, théoriques, juridiques ou d'ordre éthique. Elle a relevé la convergence de 3 facteurs, scientifique, économique et juridique, qui concourent au développement rapide de la prévisibilité au service de la justice et rappelé les avantages et les risques que peut présenter, en l'état actuel des connaissances, la justice prédictive.

Lire les propos introductifs de la première présidente

Première table ronde - Justice prédictive : évolution ?

Laurence Neuer, docteur en droit, chroniqueuse, journaliste au Point a introduit la première table ronde en interrogeant les intervenants :

L'intelligence artificielle peut-elle, mieux que l'intelligence humaine, rendre la justice ? La justice peut-elle se laisser modéliser ? La justice prédictive est elle fiable ? Quelle est la légitimité de la décision rendue par un robot ?

Jérôme Dupré, magistrat en disponibilité et Jacques Levy-Véhel mathématicien, co-fondateurs de la société Case Law analytics ont exposé leur démarche de création d'un outil d'aide à la décision. Ils ont souligné que selon eux, le terme de justice prédictive n'est pas approprié car on ne peut pas prédire la décision mais on peut obtenir des probabilités et des statistiques permettant de la rendre. Ainsi ils lui préfèrent le terme de « justice quantitative ». Ils soulignent que l'intelligence artificielle est au service de la valorisation du patrimoine jurisprudentiel et qu'elle a donc un véritable intérêt pour le service public.

Comment fonctionne ce modèle? Le logiciel est destiné à faire apparaître les critères déterminants à partir d'un sondage des pratiques. Ainsi, il est possible d'obtenir des probabilités et de fournir des statistiques avec des corrélations qui ne peuvent toutefois se confondre avec de réelles prévisions. En effet, la machine ne donne pas un chiffre mais un éventail de possibilités.

Ils ont expliqué que la machine apprend à prendre une décision, elle n'utilise pas sa mémoire pour cela, tout comme le robot battant l'homme aux échecs ne se fonde pas sur les dernières parties jouées, mais qui a réellement appris à jouer. Ils ont proposé une démonstration de leur outil avec l'exemple d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse, cet outil de « quantification du risque » étant particulièrement dédié aux contentieux indemnitaires, contentieux numériquement importants qui garantissent de recueillir suffisamment de données.

Madame la vice-bâtonnière, Maître Dominique Attias, a souhaité d'emblée ramener le débat sur l'humain, comme facteur essentiel pour rendre la justice dans le cadre du rituel judiciaire. Elle a rappelé l'importance du travail de l'avocat dans la hiérarchisation des arguments, que ce soit dans une négociation ou dans la rédaction de conclusions.

Sans nier l'utilité de l'aide susceptible d'être apportée par les nouvelles technologies qui viendront optimiser le travail de la profession, maître Attias a souligné que le robot ne peut intégrer la dimension humaine du procès et a relevé que seule la plaidoirie peut rendre compte d'une société culturellement diverse et restituer la réalité d'un dossier. Si les justiciables peuvent accepter de perdre, en aucun ils ne pourront accepter de ne pas être entendus « humainement ».

Eloi Buat-Ménard, magistrat, adjoint à la sous-directrice de l'organisation judiciaire et de l'innovation à la direction des services judiciaires du ministère de la justice a commencé son intervention en rappelant qu'est prédictif ce qui permet de prévoir des faits à partir d'éléments donnés. Aussi, selon lui si l'on entend par « prévoir » le fait d'apprécier la probabilité d'un fait futur « alors oui » le concept de justice prédictive peut avoir du sens. Au contraire, il n'en a pas si on le rattache à la prédiction, fait d'annoncer à l'avance un événement. Il a écarté l'image fantasmatique d'une justice automatique car un algorithme ne peut prendre en compte une pluralité d'interactions causales, en l'état actuel de la science. Pour lui, les technologies du « machine learning » favorisent une objectivation de la jurisprudence concrète et le juge du fond qui jusqu'alors était seulement confronté à la jurisprudence de la Cour de cassation sera confronté en permanence au modèle de ses pairs. Cela permettra une meilleure prévisibilité et une harmonisation des pratiques juridictionnelles.

Toutefois, la réalité de ses avantages ne doit pas masquer selon lui les risques liés à la performativité, à la négation encourue de la contextualisation, à la sclérose d'une jurisprudence prisonnière du passé, à l'accroissement de la personnalisation du rôle du juge ou encore à l'accroissement de la personnalisation du rôle de l'avocat. Aussi, il a proposé que la justice prédictive ne soit regardée que comme une aide à la décision et que les algorithmes soient contrôlés pour éviter le risque de manipulation judiciaire.

Deuxième table ronde : Justice prédictive : révolution ?

Après des échanges avec la salle, Laurence Neuer a introduit la deuxième table ronde en interpellant une nouvelle fois les intervenants :

Le juge sera-t-il à terme remplacé par un robot ? De quoi le juge-robot est-il le nom ?

Roberto Galbiati, Chercheur et professeur, département d'économie Sciences Po et CNRS, a apporté le point de vue de l'économiste en indiquant qu'il considère qu'existe un parallélisme naturel entre justice et économie. Selon lui, ce ne sont pas les modèles qui nous disent quelque chose sur les effets causals. Il faut donc un modèle causal ce qui est différent de la justice prédictive. De même; le cas par cas ne peut être résolu par la statistique. Aussi, pour le juge, la définition de causalités concernant un individu ne peut pas être résolue par la statistique. Il ne croit donc pas que la justice prédictive puisse être un substitut au juge.

Boris Barraud, docteur en droit, laboratoire interdisciplinaire droit, médias et mutations sociales, Université Aix-Marseille, était interrogé sur le passage du juge-humain au juge-robot ? Soit du passage à une justice qui ne serait plus prédictive mais rendue par un robot, ce qui reste à ce jour selon lui de la science-fiction. Il a souhaité partager avec les participants le questionnement suivant : ne sont-ce pas des limites symboliques et psychologiques plutôt que des limites technologiques qui pourraient freiner ou même interdire la robotisation de la justice ?

Il a plaidé pour l'idée d'une justice rendue par des juges augmentés c'est à dire des juges humains aidés dans leurs tâches par des ordinateurs. Elle permettrait des économies de temps et de moyens importantes. Il a présenté l'exemple des « délits altruistes », infractions que l'on commet dans l'intérêt général et non afin d'en retirer un profit personnel, comme les lanceurs d'alerte dans l'affaire dite « Luxleaks » pour démontrer qu'il est plus aisé d'apprendre aux algorithmes le droit dur que le droit souple.

Il a rappelé également l'importance dans la décision du juge de la prise en compte des conséquences sociales, morales ou encore économiques de sa décision, ce que ne peut pas faire un robot. Enfin, il a expliqué que son intérêt pour la justice prédictive est né à la suite de la publication d'une étude menée en octobre 2016, visant à créer une intelligence artificielle capable de rendre des décisions de justice en croisant les faits, les arguments des parties et le droit positif. Les chercheurs ont appris au robot les constances et les modèles que les juges appliquent dans leurs raisonnements. L'algorithme était « auto-apprenant » : il se perfectionnait grâce à des modèles d'analyse sémantique. Cette expérience a été menée uniquement sur les arrêts de la Cour Européenne des Droits de l'Homme (600 arrêts au total) et l'algorithme a rendu la même décision que les juges humains dans 8 cas sur 10.

Il a conclu en considérant que peut-être la justice prédictive, algorithmique, quantitative, statistique ou simulative connaîtra-t-elle davantage de succès auprès des avocats qu'auprès des juges.

Emmanuel Jeuland, professeur à l'école de droit de la Sorbonne, directeur du département de recherche justice et procès est intervenu sur le risque de factualisation du droit. Il a rappelé que le terme de factualisation du droit a été proposé par le professeur Croze pour expliquer que tous les faits qui déterminent la décision sot mis sur le même plan : la jurisprudence, le contexte, la personnalité du juge, le temps qu'il fait.... Il a fait le parallèle avec la technicisation du droit dont le but est de remplacer le droit par la technique et plutôt que de résister à ce mouvement, il a proposé de rentre dedans avec les armes du droit.

Il a rappelé les huit étapes dans le raisonnement judiciaire : l'allégation des faits, de la preuve, la qualification, l'interprétation, l'évaluation, l'exécution, la médiation et le fait que ce raisonnement doit être mené plusieurs fois selon un principe qu'il a qualifié « de décantation ». Or, pour toutes ces étapes, il a souligné l'apport nécessaire de l'humain articulé avec le droit.

Pour conclure, il a soumis l'idée d'Oudropo, start-up créée par des doctorants, pour OUvroir de DROit Potentiel, sur le modèle de l'Oulipo, afin de rendre les options créatives plus nombreuses à toutes les étapes du raisonnement. Il a ainsi proposé de répondre au prédictif par le potentiel de telle sorte que l'aléa judiciaire ne disparaisse pas pour sa meilleure part celle de la créativité juridique.

Synthèse

Antoine Garapon, secrétaire général de l'Institut des Hautes Études sur la Justice, a conclu la conférence en rappelant que l'utilisation du mot anglais « prédictive » embarque du sens et introduit quelque chose de divinatoire alors que la traduction est en réalité « prévisible ». Il a évoqué une nouvelle ère pour la justice, qui vit une révolution graphique, comme une nouvelle écriture du monde qu'il faut mesurer à l'aune de 53 siècles qui ont connu trois révolutions : alphabétique, phonématique et informatique. Selon lui, cette révolution va induire un changement des rapports entre le juge et le jugement, le juge et l'avocat, les avocats et leurs clients et entre le fait et le droit. Il s'agit donc de changer les fondamentaux de la justice.

Il pense que le justiciable est plutôt content de la justice prédictive qui apporte rapidité, harmonisation et une forme de sécurité par la technique. Pour autant, il ne croit pas à la disparition de la justice humaine. Il observe une intensification de la vie, les machines permettant d'accélérer les processus pour gagner du temps. Néanmoins, plus on fait de choses grâce au temps gagné moins on a de temps.

En tout état de cause, apprendre le droit ne sera plus suffisant. L'homme augmenté utilisera le droit augmenté et un dossier juridique sera nécessairement présenté avec une analyse d'un « cas analytics ».

Il a proposé de redéfinir la justice comme une désintensification du monde, en sortant des questions de forme et de technique.