Compte-rendu du colloque "Le juge et l'entreprise"
Discours d'ouverture
Propos introductifs
Première table ronde : Faciliter l'accès aux preuves
Deuxième table ronde: Identifier les préjudices réparables
Troisième table ronde : Améliorer l'indemnisation des préjudices économiques
Synthèse des travaux
Propos introductifs
Chantal Arens, première présidente de la cour d'appel, a ouvert la journée en rappelant la genèse du choix de ce thème et en précisant la méthode de travail choisie. Ainsi, ce colloque est l'aboutissement d'une réflexion menée pendant plusieurs mois par trois groupes de travail correspondant aux trois tables rondes de la journée : faciliter l'accès aux preuves, identifier les préjudices répararables et améliorer l'indemnisation des préjudices économiques. Après avoir présenté les intervenants, elle a cédé la parole à Maurice Nussenbaum.
Maurice NUSSENBAUM, professeur à l'université Paris IX-Dauphine,
président de Sorgem Évaluation, expert financier agréé par la Cour de cassation
Maurice Nussenbaum a rappelé d'emblée qu'il n'y avait pas de définition spécifique en droit français du préjudice économique. Dans notre droit, tous les préjudices sont a priori réparables. Il a souligné la nécessité de définir la situation contrefactuelle c'est à dire la situation qui aurait prévalu en l'absence de préjudice. Il a précisé que selon lui, l'intégration de méthodologies de l'évaluation dans les jugements est une condition nécessaire pour développer une jurisprudence de l'évaluation des préjudices.
Première table ronde : Faciliter l'accès aux preuves
Modérateur : Nathalie DOSTERT, juge consulaire
La première table ronde qui avait pour ambition de s'interroger sur les difficultés probatoires et de faire des propositions pour « faciliter l'accès aux preuves » a été introduite par Nathalie Dostert, juge consulaire.
Irène Luc, présidente de chambre à la cour d'appel, a tout d'abord souligné le rôle important du juge dans l'administration et la recherche des preuves tout en évoquant des conditions qui devraient être améliorées. Elle a évoqué les limites au pouvoir d'injonction du juge et rappelé que l'appréciation des preuves constitue la base de son office. Elle a constaté le rôle accru du juge mais a invité l'auditoire à s'interroger sur l'adaptation du droit actuel et suggéré de saisir l'occasion de la transposition pour étendre certaines règles au-delà du seul droit de la concurrence. Elle a conclu en rappelant l'adage latin « Ce qui n'est pas prouvé n'est pas ».
Claude MATHON, avocat général honoraire de la Cour de cassation a centré son propos sur le secret des affaires en indiquant que pour parler du secret des affaires, il faut le replacer dans le contexte de l'intelligence économique qui est une pratique permettant de mieux connaître son environnement économique et de protéger son savoir faire. Il a évoqué la captation judiciaire consistant dans le fait d'instrumentaliser la procédure et le juge. Il a affirmé que le secret des affaires n'existe pas ou pas encore juridiquement tout en relevant que depuis 1990, il y est fait référence dans 306 textes. Il suggère de confier le traitement de ces procédures à des juridictions spécialisées pour plus d'efficacité.
Carole Duparc, huissier de justice, s'est interrogée sur le moyen de rétablir un équilibre entre, d'un côté, la protection des droits et des libertés et, de l'autre, celle des intérêts des entreprises. Elle a constaté qu'il y a des preuves qui échappent aujourd'hui au juge et souhaité que soient renforcés les moyens matériels. Elle a appelé de ses voeux une définition d'un droit spécifique de la preuve numérique et une modification de l'article 133 du code de procédure civile.
Michel JOCKEY, avocat, cabinet Altana a enfin relevé, en évoquant l'article 145 du code de procédure civile, qu'il n'y avait pas moins de 130 notes sous l'article dans le code Dalloz. Il a souligné combien pouvait être schyzophrénique pour l'avocat l'usage de cet article : en demande, c'est un outil extraordinaire ; en défense, l'avocat est extrêmement démuni. Il a également évoqué la nostalgie suscitée par la disparition d'une certaine mise en état et des incidents de communication de pièces.
Deuxième table ronde : Identifier les préjudices réparables
Modérateur : Jacqueline RIFFAULT-SILK, doyenne de la chambre commerciale de la Cour de cassation
La deuxième table ronde consacrée à l'identification des préjudices réparables a été animée par Jacqueline Riffault-Silk, doyenne de la chambre commerciale de la Cour de cassation.
Sylvie Nérot conseillère à la cour d'appel, s'est attachée à évoquer les nombreux préjudices susceptibles d'être à l'origine d'une réparation. Elle a souligné qu'il n'y avait pas d'unité quant à la source, les éléments constitutifs et le régime. Elle a conclu en relevant que l'application du simple droit commun de la responsabilité dans le droit des affaires et l'usage des outils qu'il propose pour identifier le préjudice économique effectivement subi conduisent à s'interroger sur l'opportunité d'introduire dans notre droit un corpus de textes consacrés aux préjudices économiques afin de les définir et d'en fixer le régime.
Didier Faury, expert comptable et commissaire aux comptes, président du conseil national des compagnies des experts de justice a commencé son propos en indiquant que pour un expert, identifier c'est évaluer. Il a rappelé qu'il est difficile d'évaluer un préjudice économique car « cela n'existe pas en droit » et compte tenu de la diversité des préjudices économiques. Sont concernées aussi bien la responsabilité délictuelle que contractuelle. Il a constaté que la grande catégorie de préjudices concerne l'inexécution contractuelle et les ruptures tout en soulignant qu'il faut disposer d'informations économiques et comptables pertinentes historiques ou prévisionnelles afin que le juge puisse évaluer le préjudice. Il a finalement conclu sur l'intérêt d'une spécialisation du juge.
Suzanne CARVAL, professeur des universités, université de Rouen Normandie a ensuite expliqué que le droit de la responsabilité est très « accueillant » mais dès qu'il y a une question concrète, on constate un déficit de règles précises détaillées qui fournissent des réponses pratiques. Elle a également constaté que le droit commun de la responsabilité est plus riche qu'on ne le pense mais qu'il reste des questions qui méritent d'être précisées. Il en va ainsi de l'écoulement du temps, devant être pris en compte pour une réparation intégrale, au-delà des seuls intérêts moratoires. Elle a renvoyé vers la jurisprudence Belge qui est « pointue » sur cette question. Enfin, elle a déploré l'absence d'étude de synthèse du côté des universitaires sur cette question.
Joëlle SIMON, directrice droit de l'entreprise du MEDEF, docteur en droit, a rappelé que le préjudice économique était partout et de ce fait moins tangible que le préjudice corporel. Elle a constaté dans la pratique un affaiblissement du lien de causalité. Elle a déploré l'existence d'un courant favorable à l'aspect punitif qui lui paraît dangereux. Elle a ensuite suggéré que soit favorisée la formation des juges à l'économie et que les motivations des décisions soient plus détaillées. Elle a enfin rejeté l'idée de toute barêmisation pour l'évaluation du préjudice économique.
Troisième table ronde : Améliorer l'indemnisation des préjudices économiques
Modérateur : Jean CASTELAIN, avocat, ancien bâtonnier de l'ordre des avocats de Paris
La troisième table ronde qui avait pour objectif d'ouvrir les perspectives positives de l'amélioration de l'indemnisation des préjudices économiques a été « orchestrée » par monsieur le Bâtonnier Castelain qui a, usant de la métaphore musicale, comparé sa table ronde à un quatuor dont chaque membre devait jouer une partition complémentaire mais néanmoins harmonieuse pour proposer des solutions concrètes. Il a souligné qu'améliorer c'est donner plus de valeur partant de la conscience collective qu'il y a quelque chose à faire.
Pour Olivier Douvreleur, président de chambre à la cour, l'indemnisation du préjudice subi doit remplir pleinement sa fonction réparatrice. Or, les éléments qui sont soumis au juge ne lui permettent pas toujours d'atteindre cet objectif. Faut-il déplorer une sous évaluation du préjudice judiciaire ? En tout état de cause, aujourd'hui, la réparation du préjudice économique peut être comparée au « talon d'Achille » du droit de la responsabilité civile.
Thibaut d'ALES, avocat, cabinet Clifford Chance
Thibaud d'Alès, avocat, a proposé de partir du postulat qu'envisager une amélioration suppose que la situation est améliorable d'un point de vue qualitatif. Il s'agit, d'une part, d'obtenir « non pas plus, mais mieux », soit au plus près d'un point de vue financier et, d'autre part, au « plus près temporel », ce qui ne signifie pas nécessairement aller plus vite, étant souligné que l'office du juge doit rester de juger et non pas seulement d'indemniser. Il a formulé des propositions d'amélioration du montant de la réparation en intégrant la technique du séquestre avec l'article 145 du CPC, en prenant davantage en considération le comportement des parties (nouvel article 1263), en réécrivant l'article 700 du CPC en prenant en compte, comme en Angleterre, les frais raisonnables de l'adversaire, en instaurant un « data room » avec droit d'accès donné par le juge aux avocats et experts.
Olivier PERONNET, expert comptable et financier, expert près la cour d'appel de Paris,agréé par la Cour de cassation, commissaire aux comptes, a rappelé que les enjeux sont la prévisibilité pour les opérateurs économiques avec le rôle déterminant de la Cour de cassation pour homogénéiser les décisions. Il a rejoint Mme Simon pour soutenir qu'il ne faut pas de barême pour tenir compte des circonstances de chaque espèce et qu'une nomenclature serait dangereuse alors qu'il faut plutôt un raisonnement adapté à chaque situation. Il a déploré le processus archaique consistant à raisonner « toutes causes de préjudice confondues » et invité, au-delà de la perte subie, du gain manqué, de la perte de chance... à comprendre la situation économique de la victime de façon détaillée pour rester dans l'épure d'une approche raisonnable.
Frédéric JENNY, docteur en sciences économiques, professeur à l'ESSEC, a proposé une double approche pour améliorer l'indemnisation en soulignant l'importance de mieux comprendre l'environnement économique et de réduire la différence entre l'économique et juridique; il a suggéré de s'inspirer de l'expérience de l'Espagne où le juge peut demander aux autorités administratives indépendantes de lui donner un avis, ce qui n'est malheureusement pas prévu dans le projet de transposition de la directive. Il a également suggéré une amélioration de la qualité des décisions de l'autorité de la concurrence dont la motivation peut paraître pauve au regard de la richesse des données qu'elle détient.
Synthèse des travaux
Muriel CHAGNY, Professeur des Universités en droit privéet sciences criminelles - Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines
Muriel Chagny, professeur des universités en droit privé et sciences criminelles, est ensuite intervenue pour la synthèse des travaux de la journée, effectuée sous le prisme du droit commun et des législations spécifiques. Dans un premier temps, elle a souligné que l'examen comparé des régimes spéciaux adoptés pour les besoins de la réparation des préjudices économiques (droit des pratiques anticoncurrentielles, propriété intellectuelle, secrets d'affaires) fait apparaître une différenciation nette aussi bien dans l'effectivité recherchée du droit à réparation que dans l'efficacité de l'indemnisation. En tout état de cause, ces régimes spéciaux ne sauraient tout prévoir de sorte que leur perfectionnement par le droit commun s'avère nécessaire, fusse au prix d'une évolution de celui-ci. En sens inverse, le droit commun se trouve stimulé par les régimes spéciaux qui participent ainsi de sa régénération. L'adaptation du droit commun de la réparation au préjudice économique apparaît en fin de compte aussi opportune que possible.
A l'issue de ce colloque riche de débats animés et de propositions constructives, Mme le premier président a remercié chaleureusement tant les intervenants que les participants. Elle a particulièrement remercié Madame le professeur Muriel Chagny qui a accompagné ce projet pendant une année avec les magistrats de la cour et elle a suggéré que la réflexion se poursuive avec l'élaboration de fiches méthodologiques pour la réparation du préjudice économique.